Back

Les Filles du Chasseur d’Ours

Un Conte Féministe Venimeux

Il y a eu les 4 frères Dalton, les 4 filles du Docteur March, les 5 sœurs Kardashian, hé bien maintenant, ajoutez à votre panoplie de personnages incongrus (réels ou virtuels), les 7 filles finlandaises du chasseur d’ours ! Pour son 5ème roman, la romancière, critique littéraire et essayiste suédoise, Anneli JORDAHL, nous entraîne dans une histoire échevelée, sauvage et perturbante.

Par Estelle GUEÏ

 

 

Qui sont les 7 filles du chasseur d’ours ?

Les filles du chasseur d’ours

Sous la plume d’Anneli JORDAHL, Johanna, les jumelles Tania et Aune, Simone, (les autres) jumelles Tiina et Laura, et enfin la petite dernière, Elga prennent vie. Plus vraies que nature. Les aventures homériques de ces gamines livrées à elles-mêmes après le décès de leurs parents cas-sociaux, nous plongent entre fous rires, consternation, admiration et une profonde tristesse. Voir malaise. Comment rester de marbre face aux mésaventures de ces ados et jeunes adultes subissant depuis leur prime enfance les pires maux du sort, sans se départir de leur joie de vivre ou esprit sauvageon ? 

Cependant, nous ne sommes pas au « pays des bisounours » dans cette famille clairement dysfonctionnelle. Nous sommes loin de nager dans la bienveillance sororiale, car les 7 sœurs se querellent, s’invectivent comme des bonhommes, se chamaillent jusqu’à s’entretuer. Est-ce leur manière d’exprimer leur (dés)amour ? Le doute subsiste… Quel avenir ou destins tragiques se cachent sous toute cette rudesse, puanteur et absence totale d’éducation ?

 

Loin de se lamenter sur leur sort, les 7 filles Leskien essayent de « se débrouiller sans l’aide de l’extérieur », sous le regard fasciné de la narratrice, une apprentie romancière mordue de photographie, qui tente de découvrir l’énigme de ces 7 sœurs rencontrées au hasard d’un marché en Finlande. Ces sauvageonnes l’intriguent par leur joyeuse grossièreté, liberté de ton, flamboyance et allures de bonhommes aux longs cheveux roux. Des renardes ou plutôt des bêtes sauvages, qui ont été élevées à la dure, sans repères, par des parents maltraitants et négligents.

Un roman violent sur les conditions de la femme et les enfants

Imaginez des héroïnes aux relents de « Gilets Jaunes », biberonnées aux principes erronés, distillés par leurs parents depuis leur naissance. Cela donne des fausses pensées extrêmement limitantes contre « le S-Y-S-T-É-M-E » pour ne pas être « un minable esclave ou une marionnette ». En attendant, les 7 renardes croient dur comme fer aux préceptes de leur défunt père : « Ne vous fiez jamais au grand jamais aux 2 P, je parle du pasteur et de la police. » Une règle d’or mortifère qui les condamnera par la suite à refuser l’aide du pasteur alors qu’elles mourraient de faim, de froid et qu’elles n’avaient pas de quoi enterrer leur pauvre mère en terre consacrée…

Une misère sociale dépeinte sans fard qui nous donne parfois la larme à l’œil et nous conforte dans notre position de lecteur bourgeois, bien au chaud dans notre appart moulure-au-plafond-cheminée-parquet.

 

Un roman hybride entre journalisme, ethnologie et musée des horreurs

Dans la mouvance du nouveau roman réaliste, Anneli JORDAHL, nous fait pénétrer dans un univers qui échappe habituellement aux regards. Par exemple, des auteurs de cette nouvelle vague de romans inspirés de la métalepse, si chère à Diderot (figure de style narrative qui implique le lecteur en le rendant actif pendant la lecture du texte grâce au ressort narratif de l’auteur-narrateur) nous embarquent dans des camps de réfugiés, des prisons, des hôpitaux, pour décrypter les différentes couches de la société, même les laissés pour compte.

La romancière féministe Anneli JORDAHL

Le but du romancier est ainsi de nous interroger, de multiplier les focales pour comprendre la diversité de la race humaine et de notre monde contemporainCela donne une écriture pleine d’empathie, singulière et thérapeutique, comme si, grâce à l’imaginaire étudié dans le réel, on devenait plus humain et ouvert à la différence.

C’est dans cet environnement chaotique et dysfonctionnel, qu’on s’immerge dans l’univers de ces 7 ados qui n’ont jamais appris à lire, ni connu d’écrans. Avec émotion on suit l’apprentissage scolaire de la cadette, Elga, souffre-douleur de ses cruelles aînées, qui veut absolument apprendre à lire, écrire et à compter pour avoir plus tard « un vrai métier ». Alors que de nos jours les gens ne jurent que par le numérique, que certains sont à peine capables d’écrire ou même de lire, Elga qui n’a jamais connu de près ou de loin un écran digital, prend conscience de ce précieux « savoir millénaire » que constituent l’écriture et la lecture.

Lire et écrire, le début de la liberté

Grâce à la bienveillance et à l’empathie, de l’institutrice Leena et de son fils Maty, qui aident Elga sur leur temps personnel, à acquérir les bases du savoir. On suit la jeune héroïne qui assouvit sa « soif de connaissance » et « désir d’apprendre » comme une mystique religieuse. D’ailleurs le passage évoquant la transmission entre la maîtresse et son élève est saisissante :

« Elga paraissait perdue (…) Après la pause-café, le miracle se produisit. La chose la plus proche d’un miracle religieux que puisse vivre une personne non croyante. 

Une trappe s’ouvrit dans sa tête 

La lumière entra à flots 

Elle lisait ! 

Lentement, à tâtons, elle lisait…

Un étourdissement, un scintillement dans tout le corps : elle savait lire ! Une ivresse plus agréable que celle qui montait à la cinquième bière noire (…) C’est qu’elle était devenue quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui savait lire (…) Une renaissance. A elle les livres. »

 

L’acquisition de la lecture et de l’écriture, se muent en thérapie et aide la jeune héroïne à supporter les sévices que lui fait subir l’aînée, Johanna, brute rousse, toute en muscles saillants, brutale et grossière, qui se complait à tyranniser ses plus jeunes sœurs. Ainsi « l’horreur que lui inspirait Johanna fut éclipsée par le bonheur de savoir lire qui gazouillait dans sa poitrine. »

On comprend que le fil rouge de ce roman est l’apprentissage de la lecture et l’écriture.

L’écriture, un pouvoir sacré qui risque de se perdre, si nous ne nous rendons pas compte de sa valeur et de l’importance de la transmission écrite. 

L’auteure-narratrice en profite aussi pour inciter le lecteur à s’affranchir des écrans, à qui on autorise de plus en plus à prendre en charge tous les aspects de notre vie.

 

Quel avenir pour ces enfants sauvages livrés à eux-mêmes?

Plusieurs questionnements cheminent dans ce roman assez étrange : comment s’affranchir de la dictature numérique et retrouver son libre arbitre ? Que nous enseigne la souffrance ? Sommes-nous anobli(e)s par elle ? Pourquoi l’éducation est-elle indispensable ?  Et surtout : Comment ces 7 orphelines éduquées comme des garçons ou des bêtes sauvages, à l’orée d’une forêt, vont-elles s’en sortir ? Le livre aborde notamment des sujets très difficiles comme les violences conjugales, l’inceste, la schizophrénie, le viol, l’alcoolisme et l’inculture.

Un roman hautement résilient, empli de réalisme qui nous montre sans fard la brutalité du monde. Ames sensibles, s’abstenir. Car ce roman est très loin d’être un conte. Personnellement, à plusieurs reprises, j’ai dû lâcher le livre, car certains passages me donnaient clairement la nausée.  

 

 

Les Filles du Chasseur d’Ours

D’Anneli  Jordahl

Les éditions de l’Observatoire 

445 Pages

23 euros 

 

 

 

 

 

Post a Comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

error: Content is protected !!